
Aude Plagnard, Une épopée ibérique. Alonso de Ercilla et Jerónimo Corte-Real (1569-1589), Presses de la Casa de Velázquez, Madrid, 2019.
C’est à travers le concept d’épopée ibérique que le présent ouvrage aborde la poésie narrative à sujet historique et guerrier à la fin du xvie siècle en Espagne et au Portugal. En comparant les œuvres de deux poètes encore jamais rapprochés par la critique, le portugais Jerónimo Corte-Real et l’espagnol Alonso de Ercilla, œuvres publiées ou composées à des dates proches, il s’agit de lier deux corpus épiques qui ont toujours été étudiés séparément par les traditions philologiques portugaise et espagnole. Ercilla est l’auteur de La Araucana, un long poème en trois parties, publiées respectivement en 1569, 1578 et 1589. Corte-Real composa aux mêmes dates trois poèmes : le Second siège de Diu (ms. ca. 1569 ; ed. pr. 1574), la Victoire de Lépante (ms. 1575 ; ed. pr. 1578) et le Naufrage de Sépulvéda et Léonore (comp. ca. 1582-88 ; ed. pr. posth. 1594).
À travers ces six publications, se met en place progressivement un patron générique singulier, porteur d’un discours critique éclairant sur les profonds changements territoriaux et politiques auxquels fut soumise la péninsule Ibérique à l’époque de la colonisation des continents américain et asiatique et à la veille de la réunion des couronnes espagnole et portugaise sous le règne de Philippe II. C’est l’articulation entre les langues, les histoires et les politiques espagnole et portugaise autour de la décennie de 1570 qui fait l’unité et la cohérence de ce corpus bilingue et bi-national. Le patron de narration héroïque qui résulte de ce dialogue intertextuel se révèle original au regard des trois grands modèles héroïques du canon épique forgé par la postérité pour l’épopée de la Renaissance en langue romane. Ercilla et Corte-Real se distinguent avec soin du poème chevaleresque à la manière du Roland furieux (1532), et ne suivent pas non plus le modèle néo-aristotélicien théorisé par les Italiens, et que Torquato Tasso illustra dans sa Jérusalem délivrée (1581). Tous deux prennent aussi position par rapport aux Lusiades de Luís de Camões (1572), poème portugais que sa récupération par l’Espagne de Philippe II éleva au rang d’épopée de la monarchie en même temps qu’il devenait l’incarnation de la grandeur portugaise.